L’effacement soit la façon de resplendir
Philippe JaccottetSouvent, la trouble impression d’être déjà mort et de marcher dans les pas d’une autre vie que la sienne. J’écris dans le noir. Je suis si peu sûr d’exister. Si quelque chose me pousse à écrire, c’est la folie de vouloir préciser la teneur de ces mots. Très souvent (toujours) l’écriture repose présomptueusement sur un détail qui aurait échappé à l’entendement général, qui serait à la source d’un malentendu — et qui justifierait que l’écrivain s’y noie. Écrire ce serait l’utopie de parvenir à la fin des choses par le truchement des mots. Tout est dit dans la peinture de Rothko. La fin a été atteinte. Il n’y a rien à ajouter. Mais que faire alors, pour celui qui écrit, de cela qu’il a ressenti devant les œuvres de Rothko. Ce ne sont pas ses peintures que je veux reproduire, ce sont mes émotions devant elles.
Ce ne sont pas des peintures, j’ai construit un lieu. Ainsi parliez-vous de vos œuvres avant même qu’un lieu ne les abrite. Il y aurait tant à dire sur l’entreprise d’effacement dans laquelle vous avez engagé votre peinture dès son prélude figuratif.
Mais la portée de votre peinture semble imprenable. Citadelle perdue dans les limbes, dont le rayonnement nous parviendrait sans que l’on puisse en situer l’origine, ni en définir la surface de propagation. Et il faut de suite reconnaître notre impuissance à englober la dimension de votre œuvre dans l’étroitesse de la pensée. Alors, allons au charbon, sur le terrain de l’exposition. »
p. 75-76





